Jean-Paul Mari est un journaliste grand reporter, écrivain et réalisateur. Il a passé 35 ans à faire du grand reportage et maintenant il se consacre en indépendant à l’écriture et la réalisation de documentaires. Il est aussi le créateur du site www.grandsreporters.com pour expliquer et promouvoir le grand reportage de qualité. 

Dans le cadre des Rencontres de la com’solidaire 2016, le 7 décembre dernier à Paris, qui réunissait communicants et ONG, Jean-Paul Mari a présenté son documentaire Les Migrants ne savent pas nager. Cet ancien reporter de guerre est un habitué des pays en conflit et des populations déplacées . Rencontre sans tabou avec ce grand témoin du périple des migrants.

« Être un homme, c’est être une histoire ; être journaliste-reporter, c’est écrire l’histoire de l’homme.»

Propos recueillis par Alexandre Ben Hamida.

Qu’est-ce qui vous a fait passer de la kinésithérapie au grand reportage ? (il rit) 

Je voulais être médecin et reporter, parce qu’au fond c’est la même chose : le travail dans un monde où se jouent les épreuves des hommes. Après avoir travaillé en hôpital, je suis entré en cabinet où je me suis vite ennuyé. Ma vieille envie a repris le dessus et je me suis lancé dans le reportage. La transition fut longue et difficile. Je suis passé d’un métier bien payé et respecté au manque de considération que l’on a vis-à-vis des reporters.

Quelles étaient vos motivations pour accomplir cette mission à bord de l’Aquarius, le bateau de SOS Méditerranée qui porte secours aux migrants ?

Pendant 35 ans, j’ai fait des reportages, découvert des histoires de migrants qui m’avaient passionnées. J’ai écrit un livre, et les gens qui le lisait disaient « Mais c’est terrible, que peut-on faire ? ». La réponse du bateau est simple : ils se noient, il faut les sortir de l’eau et les empêcher de disparaître.

J’ai été marqué par l’absence : si vous arrivez trop tard, il n’y a qu’un trou d’eau avec au fond 120 à 140 personnes mortes. Vous ne savez pas qui ils sont. Ce sont des fantômes de la mer, dont on ne dira jamais l’histoire.

Quelle a été la genèse de votre documentaire ?

Dans mon livre Les bateaux ivres. L’Odyssée des migrants en Méditerranée [Éditions J-C Lattès, 2015 : NDLR],  je racontais la destinée de ces migrants. SOS Méditerranée l’a lu : ils affrétaient un bateau pour secourir les migrants à la fin février et avaient besoin que l’on parle d’eux pour leur première rotation qui allait jusqu’à début mars.

Je suis monté dans le bateau, j’ai mobilisé mes contacts, j’ai écrit une chronique quotidienne parue dans Libération et j’ai fait des interviews à la radio. J’ai fait le plus de bruit possible, au sens noble du terme. J’ai fait ce documentaire pour avoir un outil de communication pérenne, afin que les gens puissent savoir ce qu’il se passe pour longtemps.

Pour moi, c’était logique, puisque je me suis toujours beaucoup investi dans mes reportages. Je soutenais une action bénévole pour défendre une certaine idée de l’homme tout en faisant mon métier. Je n’ai pas fait que constater le désastre : j’ai contribué à lutter contre.

Avez-vous participé aux sauvetages ?

Sur le bateau, il y a mille choses à faire et toute une équipe est là pour ça. Je ne suis pas sauveteur, je ne suis pas monté sur un bateau pour aller sortir les migrants de leur zodiac. Chacun son travail : le mien est de regarder, de filmer, d’interviewer.

Beaucoup de gens meurent chaque année en risquant cette traversée ?

On estime qu’il y a eu environ 4 170 morts cette année, ce qui est plus que les autres années. Depuis le début des années 2000, on dit qu’il y a eu entre 30 000 et 40 000 morts. Mais, là encore, il y a le problème des absents. On ne parle que de ceux qu’on a réussi à comptabiliser.

Comment sont faites ces estimations ?

C’est compliqué. C’est par rapport à des bateaux qui sont partis et ne sont jamais arrivés ou par rapport aux disparus pendant la traversée. Ces estimations sont les plus précises possibles mais ne tiennent pas compte de ceux dont on ne sait rien. Je pense qu’il y a beaucoup plus de morts qu’on le dit, et c’est ça qui est très inquiétant.

D’autres dispositifs pourraient-ils être mis en place pour éviter ces morts ?

Les gens prennent la mer, donc il faut les sauver. Il y a d’immenses dispositifs d’accueil qui prennent en charge les migrants, en mer il n’y a qu’une seule chose à faire : c’est de sauver les migrants.

Comment lutte-t-on contre les passeurs ?

Plus un État sera structuré, plus il pourra lutter contre les passeurs. Mais en Libye et en Erythrée, les passeurs font partie de l’État. L’opération Sophia[i], qui a mobilisé dix navires de guerre face aux côtes libyennes, a eu des résultats très décevants avec une quarantaine de passeurs présumés interceptés. Après, il y a des filières en Europe contre lesquelles on peut se battre en aval, mais c’est le domaine de la police de démanteler les réseaux.

De quels horizons géographiques et sociaux viennent les migrants ?

Ils viennent d’Afghanistan, d’Irak pour fuir la guerre, du Cameroun Nord pour fuir Boko Haram, d’Erythrée pour fuir la dictature, etc. Il y a des avocats, des architectes, des gens de haut niveau, notamment chez les Syriens qui fuient la guerre. En Afrique centrale, ce sont souvent des gens d’origine plus modeste. Quand vous quittez votre pays pour des raisons politiques, vous n’êtes pas forcément un ouvrier agricole : on peut être un intellectuel, un opposant politique ou un chef d’entreprise.

Que deviennent les migrants qui réussissent à faire cette traversée ?

Ils arrivent dans des centres d’hébergement dans lesquels on prend leurs empreintes digitales et où on les interroge. Ils restent en camp de rétention pendant trois mois, six mois ou un an. Certains sont expulsés, d’autres font des demandes de droit d’asile, ce qui est un long processus juridique.

En Italie, un visa humanitaire leur permet de circuler mais pas de travailler. Souvent, ils vont en France, en Allemagne, en Belgique, en Suède… Ils continuent jusqu’à ce qu’ils puissent trouver un travail et s’installer. Le migrant n’est pas une race à part, mais un homme qui veut avoir des papiers légaux, un travail, un logement, un conjoint, des enfants, une vie normale. C’est pour ça qu’ils sont venus.

Ne faudrait-il pas une présence des États plus importante autour de cette question ?

Bien sûr qu’il faudrait une présence des États, mais le problème n’est pas leur présence mais leur lâcheté. Il n’y a pas de politique d’immigration. Si l’Europe se chargeait des migrants, on n’aurait pas eu à prendre un bateau avec l’argent des citoyens pour aller sauver ces migrants. Le problème, c’est le silence des États faisant de l’immigration un sujet tabou, tandis qu’ils payent des mercenaires comme la Turquie pour bloquer leurs frontières.

Certains militants appartenant à des collectifs d’aide aux migrants, comme Giacomo Sferlazzo du collectif Askavusa, dénoncent le fait que la situation actuelle favorise la corruption politique et la montée des nationalismes en Europe. Qu’en pensez-vous ?

À partir de cet instant et jusqu’à la fin de notre entretien, Jean-Paul Mari se met à marteler la table du tranchant de la main au rythme de chacune de ses réponses.

La corruption existe dès l’instant où il y a un gros trafic illégal. Ce sont des dizaines de milliers de personnes qui errent dans les rues et cherchent une solution. C’est tout à fait utilisable pour les gens xénophobes et racistes ! On sait depuis longtemps que la crise économique peut se cristalliser dans la peur de l’étranger – si en plus il est tout noir et qu’il n’a pas la même religion, ça peut faire peur… À Lampedusa, non seulement ils n’ont pas peur des étrangers, mais en plus ils demandent à ce qu’on les aide. Alors que ce sont eux qui sont envahis !

Selon le réalisateur de Fuocoammare par-delà Lampedusa, Gianfranco Rosi, l’opération Mare Nostrum [opération militaro-humanitaire du gouvernement italien lancée en Octobre 2013 et arrêtée en Août 2014 : NDLR] a entraîné une augmentation du nombre de morts du fait de la mauvaise qualité des bateaux fournis par les passeurs, qui se reposent sur l’idée que les migrants seront sauvés une fois arrivés sur les eaux internationales. Malgré le bien-fondé évident de SOS Méditerranée, ne pensez-vous pas que ces actions puissent conforter les passeurs dans leurs exactions et maintenir un taux de mortalité élevé ?

Je sais deux choses. Je sais qu’avant SOS Méditerranée, avant nous, les gens partaient et se noyaient : aujourd’hui les gens partent et risquent moins de se noyer. Et la seconde chose, c’est que Gianfranco Rosi est un très grand réalisateur dont j’adore le travail et je ne veux pas commenter ce qu’il dit. Ce n’est pas SOS Méditerranée qui a fait partir les gens.

L’association n’est évidemment pas liée au départ des migrants, mais il apparaitrait que les actions de la Mare Nostrum et des associations ont conforté les passeurs dans leurs méfaits.

Il soupire. Oui… Quelqu’un m’a dit « Vous engraissez les passeurs » … (Il marmonne). Ce n’est pas d’engraisser les passeurs qui m’intéresse, c’est d’empêcher que les gens se noient. Avant les gens se noyaient !

Une action locale ne serait-elle pas plus efficace ?

Il se lève. Une action locale, c’est débarquer avec le 3ème RPIMA (3ème Régiment de Parachutistes d’Infanterie de Marine) sur les côtes libyennes, raser les camps de détention, raser les hangars et démanteler les réseaux. Ça s’appelle une opération commando, et ça se passe rarement bien !

 

Pour aller plus loin.

[i] L’EUNAVFOR MED opération Sophia est une mission de l’Union européenne qui a pour but principal de démanteler les réseaux de passeurs et de trafic humains en Méditerranée.

https://eeas.europa.eu/csdp-missions-operations/eunavfor-med/11099/propos-de-leunavfor-med-operation-sophia_fr

A lire aussi trois articles qui apportent un éclairage sur les canots des migrants et le trafic qui s’est monté autour de ces embarcations de fortune. Le dernier article s’attarde également sur les conséquences récentes de l’opération militaire « Sophia ».

http://www.meretmarine.com/fr/content/libye-dou-viennent-les-bateaux-qui-transportent-les-migrants

https://www.letemps.ch/monde/2016/12/11/embarcations-dorigine-chinoise-exportees-toute-legalite

https://www.letemps.ch/monde/2016/12/11/mediterranee-canots-mort

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