Marketing, gâchis, détournements… le monde de l’humanitaire n’est pas exempt de dérives ! Marc Antoine Pérouse de Mont Clos, chercheur, expert et enseignant, directeur de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), travaille sans tabou sur cette question sensible. Rencontre avec un chercheur qui ne mâche pas ses mots, à l’occasion de la journée du 11ème Grand Prix de la Communication Solidaire à Paris, en décembre dernier.

Propos recueillis par Ndeye Samb.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé au fonctionnement des ONG ?

 Je travaille sur des zones de fortes violences en Afrique et naturellement, lorsque je me trouve au sein de conflits armés, de guerres civiles ou inter étatiques, je suis amené à rencontrer des humanitaires. J’ai travaillé dans les années 1990 au Kenya qui était un hub, c’est-à-dire une plate-forme pour humanitaires qui approvisionnait les réfugiés de la région. Du coup, cela m’a amené à travailler sur la Somalie et  le Soudan.

Dans ce cadre, j’ai été amené à rencontrer des humanitaires qui géraient les camps de réfugiés, qui distribuaient de la nourriture aux victimes. Cela a commencé à éveiller ma curiosité. Je me suis intéressé à toute l’économie politique de l’humanitaire, c’est-à-dire, la façon dont les ONG créent de l’emploi en recrutant des Kényans. Cela m’a mis la puce à l’oreille car dès que j’ai voulu poser des questions précises auprès des ONG et des humanitaires concernant la quantité de personnes recrutées localement, leurs salaires, je n’ai eu aucune réponse. Personne ne voulait répondre aux questions, et là on voyait une contradiction de l’humanitaire, c’est-à-dire « on est là pour aider mais ne nous posez pas de questions trop précises sur la façon dont on fonctionne ».

Je suis parti de là, par la suite nous avons monté avec des étudiants de Science Po un observatoire de l’action humanitaire, qui propose des monographies sur les ONG qui pose ces questions, restant souvent sans réponse. En partant de ce point de vue, je ne sais pas si les ONG sont aussi transparentes que les entreprises.

Pourquoi les ONG ont-elles du mal à de répondre à vos questions ?

Il y a une culture associative dans laquelle l’argent est péjoratif. On ne veut pas parler de sous et on ne veut pas révéler qu’en réalité, l’humanitaire est aussi une industrie, une économie, composée de personnes qui recrutent, qui versent des salaires et qui ont des noms différents. L’argent peut se verser sous différentes formes, cela peut être sous forme de compensations ou de rétributions. Il y a bien une circulation de l’argent mais ils n’aiment pas en parler, parce qu’il y a une certaine culture humanitaire selon laquelle l’argent est répugnant. Donc ils ne veulent pas que nous sachions que l’industrie humanitaire génère des milliards d’euros à l’échelle planétaire. Apprendre qu’une ONG recrute et licencie des gens, ça ne fait pas plaisir aux organisations qui ont recours à cette pratique, donc je pense que c’est aussi une des raisons pour lesquelles les gens ne voulaient pas nous répondre. A chaque fois qu’ils nous voyaient, ils nous disaient « il faut que j’attende les réponses de mon siège » et puis ils ne nous répondaient jamais.

Pourquoi dénoncez-vous l’utilisation du marketing dans les campagnes humanitaires ?

Il y a eu un grand débat au sortir de la guerre froide lorsque l’humanitaire est monté en puissance et en visibilité : de nombreuses personnes trouvaient que l’humanitaire perdait son âme. Il fallait lever des fonds, on copiait le modèle de l’entreprise et cela devenait lucratif, il fallait qu’il y ait des rentrées de devises dans le  budget des ONG. Il y a eu toutes ces discussions, ces controverses, tous ces débats qui ont nourri ma réflexion. Cela fait partie de cette période à la fin des années 1990 lorsque l’on a commencé à voir que les questions d’argent agitent le monde de l’humanitaire. On se les posait très peu avant.

Quel est l’impact de l’utilisation du marketing au sein des campagnes publicitaires faites par les ONG ?

Il faut faire attention. Les ONG se suivent mais ne se ressemblent pas. Il ne faut pas faire d’amalgames. Je ne peux pas avoir de réponses généralistes concernant cette question. Ce que nous avons critiqués sur le marketing, c’est une dramatisation outrancière. Si vous regardez les monographies qu’on a dans l’observatoire humanitaire, nous avons une partie sur la communication des ONG. Il y a eu des controverses sur le fait de montrer des enfants aux ventres gonflés, pour essayer de tirer des larmes à la ménagère, qui va ensuite donner de l’argent aux ONG. Donc le marketing n’est pas seulement pour conforter l’image de l’ONG, il est aussi pour lever des fonds, il y a une fin lucrative de ce point de vue, même si ensuite ce fonds n’est pas censé être utilisé pour le fonctionnement de l’ONG mais pour aller dans la mission sociale de l’ONG. 

 Il y a là une discussion parce qu’en réalité, on s’est aperçu que les fonds qui sont levés, auprès des particuliers ou même des états, servent à faire fonctionner la technostructure.  Par exemple, des ONG vont dépenser un million d’euros pour lever des fonds, et des campagnes publicitaires vont lever 2 millions d’euros. Parfois, c’est une catastrophe, ils lèvent moins d’argent que ce qui a été dépensé. Tout ce qu’ils vont lever va servir à rembourser ce qui a été dépensé. Ce qui a été ramassé va servir à rembourser la campagne publicitaire !

Autre exemple , si vous faites une campagne publicitaire, que vous avez dépensé 1 million d’euro et que ramasser deux millions d’euros, ce n’est pas bon. 1 million va servir à rembourser la campagne publicitaire que vous avez financée, et l’autre million va servir à lancer une nouvelle campagne publicitaire.

Il y a eu des controverses énormes dans ce domaine. Une ONG qui dit qu’elle va aider les pauvres en Afrique et qui se sert de cet argent pour payer des campagnes de publicité, cela pose un problème d’éthique. Les gens pensent donner de l’argent pour aider des populations et au final, cet argent sert à rémunérer l’ONG et les campagnes publicitaires.

Citons un cas de ce genre, notamment lors du Tsunami asiatique de 2004. Les ONG ont ramassé tellement d’argent que les gens se sont rendus compte que l’argent n’était pas utilisé sur le terrain car il y avait beaucoup trop d’argent. C’était une crise qui était trop couverte financièrement, il y en avait d’autres qui ne l’étaient pas assez. Une partie des débats portait sur l’utilité de l’argent collecté pour les tsunamis alors qu’il fallait aussi aider des Burundais en proie à une guerre civile.

Certaines ONG avaient été prudentes et dans leurs collectes avaient mis en évidence une petite croix sur laquelle il fallait cocher, et dire si l’on acceptait que notre argent puisse servir à une autre cause que celle pour laquelle le donateur avait signé. Dans ce cas-là il n’y a pas de problème d’éthique, le donateur donne de l’argent pour couvrir une crise et s’il y a un surplus, cet argent peut aller à une autre crise. Le véritable problème c’est lorsque l’on se rend compte que l’argent que l’on a donné sert à financer des campagnes publicitaires.

Quelle est sont les différences entre les grosses et les petites ONG ?

Certains stéréotypes véhiculent l’idée selon laquelle les petites ONG sont des amateurs avec des valeurs plus franchement affirmées et les grandes ONG sont plus professionnelles et ont moins de valeurs car elles copient plus le monde de l’entreprise. C’est très difficile à évaluer.

Le groupe Oxfam gère 5 milliards d’euros par an, c’est cinq fois plus qu’une entreprise comme Monsanto. Il y a des ONG extrêmement riches, donc oui il y a un effet d’échelle. Dans la différence de fonctionnement, il faut regarder au cas par cas. Il y a des petites ONG qui sont relativement pros, d’autres qui sont amateures, comme il existe aussi des grandes ONG qui ont toujours une certaine part d’amateurisme et d’autres qui font de gros efforts pour se professionnaliser.

Je ne suis pas de ceux qui disent small is beautiful, les petites ONG, c’est sympa, c’est bien et les grandes ONG multinationales sont des horribles multinationales. Non, car je crois que tout dépend des critères. Il faut avoir un regard très précis. Il faut faire attention et ne pas faire d’amalgames. Tout dépend des critères que l’on utilise.

Quelles solutions proposez-vous pour améliorer le travail des ONG en Afrique ?

La redevabilité. Peut-être que certaines ONG devraient rendre plus de comptes, apprendre des leçons et apprendre de leurs échecs.

Parce que, par exemple, l’argent est détourné par le gouvernement dans la zone où sévit BOKO Haram dans l’État du Borno. Et lorsque je dis ça, des gens de l’Union Européenne me disent : « Non ce n’est pas vrai, nous quand on finance, il n’y a pas de détournement ». Je trouve ça hallucinant que depuis 30 ans, des humanitaires, des chercheurs, parfois les deux ensemble, soient conscients que l’aide peut être instrumentalisée, récupérée et détournée. Et que 30 ans après, il subsiste des gens encore qui nient cet état de fait, je trouve cela lamentable.

Ma recommandation serait de rendre des comptes sur ce que l’on fait, de façon honnête. Il y a encore des bureaucrates de l’Union Européenne pour l’aide humanitaire qui nient encore ce problème, cette négation et j’appelle cela du négationnisme.

Ce ne sont pas les humanitaires qui détournent l’argent, ils sont taxés. Par exemple, l’État du Borno leur dit « vous déposez votre nourriture dans cet entrepôt et nous l’État, on va distribuer la nourriture pour vous »,  et vous ne savez pas trop où ça va.  Or au Borno, il y a trois camions sur quatre qui finissent au marché. La nourriture est revendue par des fonctionnaires, au lieu d’être donnée aux populations qui en ont besoin. Le détournement se joue au niveau de l’État, des autorités publiques ou non, des chefs locaux, des chefs traditionnels qui se servent d’abord, qui vont capter une partie et qui vont vendre une autre partie.

Il subsiste des gens qui nient cet état de fait. Je trouve cela lamentable. Il faut apprendre les raisons des échecs. Il y a du négationnisme. Les autorités, les chefs traditionnels détournent l’argent. C’est une réalité.

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