Avec plus de 41 % des suffrages et 90 sièges à l’assemblée constituante, Ennahdha est le grand gagnant des élections tunisiennes (1). Créé en 1981 et dirigé par Rachid Ghannouchi (hier réfugié en Grande-Bretagne), ce parti bénéficie d’une image proche du peuple, notamment parce qu’il aide les personnes en difficulté. Les grands axes de son programme sont la lutte contre la corruption et la mise en place d’un financement islamique. Mais pas un mot pour le moment sur la charia.

Le taux d’abstention a été de 50 %. Il faut dire que ces élections ont été rapidement organisées et que la population n’a pas été assez informée des enjeux. Il y aussi eu une certaine confusion dans les annonces : dans un premier temps, les Tunisiens ont appris l’élection d’un président de la république ; ce qui fut ensuite rectifié en annonçant l’élection d’une assemblée constituante.

En France, les citoyens tunisiens ont aussi participé à ces premières élections libres. Devant le consulat de Pantin, Hana (Stains) a interviewé le 20 octobre quatre Tunisiens sur les enjeux de ce scrutin.

Les électeurs tunisiens sont venus en masse ce jeudi 20 octobre 2011 au consulat de Pantin. En début d’après-midi, près de 2 000 personnes s’étaient déjà rendues aux urnes, selon l’instance supérieure indépendante chargée d’organiser le scrutin. Certains sont venus avec leurs jeunes enfants pour leur montrer l’importance d’accomplir son devoir citoyen. Pour immortaliser cette nouvelle page de l’histoire du pays, la chaîne OummaTV est venue demander aux Tunisiens de France ce qu’ils ressentent en ce premier jour d’élection libre.

Les électeurs savent l’importance de ce scrutin : il s’agit de désigner l’assemblée qui rédigera la future constitution du pays. Une première étape déterminante vers la démocratie, qui permettra ensuite de fixer une date pour élire le nouveau président de la république. Mais tout dépendra du régime que l’assemblée constituante va choisir : parlementaire, présidentiel ou mixte.

A 15 h, devant le consulat de Pantin, de nombreux Tunisiens font la queue. Leila, 28 ans, sort du bureau de vote en compagnie d’une amie. Elle explique en souriant que c’est un devoir d’aller voter aujourd’hui. Elle remarque aussi que de nombreuses femmes manifestent leur joie par des « you-you ». Comme elle, la majorité des Tunisiens fondent beaucoup d’espoirs sur cette élection : « Nous attendons un réel changement pour notre pays, qui montrera que cette révolution n’a pas été faite pour rien ».

Selon M. Brahimi, qui fait partie de l’instance supérieure, des panneaux ont été mis à disposition des partis afin qu’ils puissent présenter leurs candidats. Beaucoup de Tunisiens viennent dans les consulats  pour s’informer sur les différentes listes. Leila estime que « la presse française ne nous a pas assez informés sur ce scrutin ». Mais, ajoute-t-elle, « on peut comprendre qu’ils soient plus intéressés par leur propre élection » (à ce moment-là, les primaires socialistes).

Leila a choisi de faire confiance aux anciens partis politiques – ceux qui ont lutté depuis longtemps contre la dictature de Ben Ali – plutôt qu’aux nouveaux – qui se sont créés juste après la révolution. « Ces nouveaux partis doivent prendre le temps de se faire connaître dans le paysage politique avant de se présenter aux élections », estime t-elle. De plus, elle pense que « certains de ces mouvements cachent des anciens du RCD [le parti politique de Ben Ali]. Les principaux membres ont été arrêtés, mais leurs enfants sont là et ont intégré les nouveaux partis ».

C’est pourquoi elle préfère Ennahdha ou le Parti démocratique progressiste (PDP). Optimiste, Leila espère que tout va aller mieux en Tunisie, grâce notamment à cette élection. « On attend un changement et, si cela ne marche pas, il y a la rue », pronostique-t-elle en souriant.

Apparemment, la rigueur est au rendez-vous de ce scrutin. Comme l’explique M. Brahimi, pour être sur une liste, il faut être tunisien, âgé de plus de 23 ans, avoir la qualité d’électeur… et surtout ne pas appartenir à certaines professions (militaire, agent de la sûreté nationale, juge, ambassadeur…). Il y a aussi des interdictions exceptionnelles pour celles et ceux qui ont été emprisonnés durant au moins six mois et sont ainsi privés de leurs droits civiques. Enfin sont interdites les personnes qui ont fait partie de l’ancien régime : les membres du gouvernement de Ben Ali, les responsables de son parti (le RCD) et tous ceux qui l’ont exhorté à être candidat en 2014. Une liste précise, connue seulement de la commission des instances, regroupe les 2 000 noms de personnes qui n’ont pas le droit de se présenter. « Une interdiction qui ne concerne que l’élection à l’assemblée constituante, précise M. Brahimi. Ensuite, ces personnes redeviendront des citoyens comme les autres ».

Une autre homme sort du bureau de vote. En France depuis 1957, ce retraité âgé de 76 ans est heureux de constater qu’il vient de « voter pour la première fois pour une élection libre ». Il me raconte comment le scrutin se déroule à l’intérieur du consulat. « Nous sommes bien reçus. Le personnel nous conseille et nous guide. Ils vérifient notre carte d’identité et nous font un petit topo au sujet du portable. Ensuite, nous recevons les listes des candidats, nous choisissons celle qui correspond à nos opinions ou s’en approche le plus, enfin nous nous dirigeons vers l’urne pour déposer notre vote. »

Dans les locaux du consulat règne une ambiance sereine. Le retraité me précise en souriant que « les Tunisiens sont des Méditerranéens très calmes habituellement ». Et que l’intérêt commun, aujourd’hui, c’est que cela se passe le mieux possible et que chaque Tunisien puisse voter. Il voue un respect sans borne aux femmes tunisiennes : « Quand je vois ce qu’elles ont déjà fait et ce qu’elles feront demain pour le pays ! ». Il aurait aimé davantage d’équité sur les listes. Même si, pour une première élection libre, « il y a pas mal de femmes qui sont têtes de listes, c’est beaucoup mieux qu’avant ».

Ce qu’il souhaite, en attendant une nouvelle constitution, c’est que de grands projets économiques soient lancés, notamment « dans le Sud, qui a été complètement délaissé par l’ancien régime ». Il a visité cette région et y a vu des jeunes marcher pendant des kilomètres pour rejoindre leurs écoles. Il pense qu’il faudrait des infrastructures pour que ces jeunes puissent étudier dans de bonnes conditions.

Mme Jendoubi, Tunisienne qui vit en France depuis quarante ans, avoue que, lorsqu’elle partait en Tunisie pour les vacances, elle ne se rendait pas compte qu’il y avait autant d’inégalités sociales. « Je ne connaissais que Palace, Hammamet, les grandes avenues… tout ce qu’on voulait bien me montrer. C’était de la propagande pour faire croire que tout allait bien. »

Après la révolution, elle est retournée dans son pays. A l’arrivée à l’aéroport de Monastir, elle a eu « l’impression de ne pas être dans le même pays ». Elle a vu de ses propres yeux dans quelles conditions la classe populaire vivait. « J’ai pleuré en les voyant tant souffrir », ajoute-t-elle.

Aujourd’hui, elle espère que chaque Tunisien aura accès à l’électricité, à l’eau et à un logement, « qu’il vive dans les grandes villes ou au fin fond de la Tunisie ». Sachant que le tourisme permet de gagner de l’argent depuis des années, « il faut que le prochain nouveau gouvernement ne fasse pas les mêmes erreurs que du temps de Ben Ali. Il faut redistribuer cet argent au peuple et l’utiliser à bon escient, par exemple pour bâtir des logements dans les quartiers populaires. »

Sans vouloir me dire pour quel parti elle a voté, elle m’explique que son choix a respecté quelques principes : liberté d’expression, liberté de la femme et liberté individuelle. Elle ne veut surtout pas d’un parti qui défendrait uniquement les riches. « Il faut aussi défendre les classes populaires qui sont nombreuses », précise-t-elle. Sa préférence va aux nouveaux partis qui se sont créés après la révolution.

Aujourd’hui, les membres de l’assemblée constituante sont déjà en train de plancher sur la future constitution. Un travail qui influera fortement sur l’avenir politique de la Tunisie.

Hana Ferroudj

(1) Sur 217 sièges, le CPR (Congrès pour la République, de Moncef Marzouki) en a obtenu 30, Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés) 21, Pétition populaire (qui réunit aussi d’anciens partisans de Ben Ali) 19, et le PDP (Parti démocratique progressiste, centre-gauche) 17. De petites listes se sont réparti les 21 sièges restants. Depuis les élections, Ennahdha, le CPR et Ettakatol ont passé une alliance en se répartissant les principaux postes à pourvoir.

Pour plus d’informations,
contactez-nous !