Un immeuble désaffecté de Saint-Denis est devenu un laboratoire de création accueillant 150 collectifs sur 7000 m2. Reportage sur cette résidence d’artistes, d’abord conçue comme éphémère, qui s’est progressivement imposée dans le paysage dionysien.
Dans le quartier en pleine reconversion de la gare RER, une maison en ruine entièrement repeinte en jaune pivoine attire le regard… C’est l’œuvre du 6B, collectif d’artistes installé à deux pas, dans un immeuble désaffecté de six étages, au beau milieu d’un chantier entre la Seine et le canal de Saint-Denis. Ouvert au public depuis février 2010, le site pluridisciplinaire accueille 150 structures sur 7000 m2.
Ce n’est pas un squat. En accord avec le promoteur, soucieux de valoriser son projet d’aménagement du futur écoquartier Gare-confluence, l’association demande à chacun de ses membres de participer aux frais d’entretien du bâtiment à hauteur de 10€ / m2 occupé. Ce loyer qui n’en est pas un permet d’employer quatre personnes à plein temps et de payer des contrats temporaires. Le conseil d’administration élu par les artistes est composé de bénévoles, surtout les pionniers du lieu.
Aujourd’hui président du 6B, Julien Beller est tombé sur cet immeuble un beau jour de 2008, alors qu’il cherchait un lieu de travail avec quelques collègues architectes. « Nous avons mobilisé une vingtaine d’artistes, de Saint-Denis surtout, pour en faire un lieu de création et le premier bail a été signé en 2009. Nous avons a investi le premier étage d’abord, puis le second et ainsi de suite jusqu’à occuper l’immeuble entier. » Aujourd’hui, victime de son succès, le 6B affiche une liste d’attente longue comme le canal.
Parmi les tout premiers artistes à arriver au 6B, Serge Glissant, cinéaste responsable d’une École populaire des arts du cinéma, témoigne de l’esprit de conciliation et d’ouverture qui anime les résidents depuis plus de quatre ans. « La bonne idée au départ a été d’entretenir de bons rapports avec tous nos interlocuteurs et de ne refuser personne. Des gens sont là sans forcément faire de l’art, mais il gravitent autour du monde artistique et participent avec les artistes de toutes les disciplines aux projets communs. »
« Fabrique à rêves »
Le festival FAR (« Fabrique à rêves »), par exemple, propose des concerts, spectacles et expositions durant quatre mois (du 31 mai au 14 septembre cette année). Avec pour thème « Au fil de l’eau », les artistes du 6B invitent les habitants de Saint-Denis et d’autres artistes à les rencontrer le long du canal ou de la Seine.
« Cette année, nous avons voulu sortir du site du 6B, pour nous ouvrir davantage vers l’extérieur et la population dionysienne », explique Agatha Wozniak, assistante de coordination du festival. Le 20 juillet, par exemple, une croisière musicale sur une péniche a emmené une trentaine de jeunes danseurs dionysiens et une dizaine d’autres artistes au quai d’Orsay puis au Petit Bain, dans le cadre des « Voies sur berges » parisiennes.
Les deux dernières années, le festival invitait le public à venir pratiquer des activités sportives et artistiques dans un immense bac à sable ou à assister à des concerts dans un amphithéâtre en plein air. Architecte et plasticien, résident depuis quelques mois, Sébastien Dumas, alias « Seb chantier », a participé en 2011 et 2012 au pilotage de la construction de ces deux espaces et coordonné l’équipe de constructeurs.
Ce qui lui plaît le plus, c’est « le modèle alternatif : nous travaillons en synergie et mutualisons les moyens. Les équipes mixtes permettent de décloisonner les spécialités. On revoit les échelles et les process aussi, on peut à la fois concevoir une étude et la mettre en application, suivre le projet d’un bout à l’autre, ce qui est très rare dans le métier. Du coup, ça donne plus de cohérence et ça permet de corriger les éventuelles erreurs au fur et à mesure ».
« Faire bouger les lignes »
Si le festival FAR dépend en grande partie de fonds publics et de partenariats privés, le 6B, lui, est longtemps resté indépendant du fait de l’arrangement avec le promoteur. Ce n’est que tout récemment qu’une convention a été signée avec la mairie de Saint-Denis et la Région afin de pérenniser ce lieu, désormais perçu comme un incubateur qui accompagne l’émergence de jeunes professionnels du secteur culturel.
En pleine mutation à l’image du quartier, le 6B s’est développé très rapidement. Les artistes qui ont assisté à cette évolution témoignent des difficultés à gérer un site de plus en plus volumineux fréquenté par plusieurs centaines de personnes. En refusant de « se faire gangréner par les squatteurs, qui imposent souvent la loi de la jungle » mais en se démarquant en même temps des institutions du monde culturel « qui ne parlent pas la même langue que nous », le 6B fait peu à peu sa place dans le paysage artistique et urbain de Saint-Denis.
Selon Julien Beller, cette aventure a déjà permis aux artistes de « faire bouger les lignes. Ce qui nous intéresse, c’est de fabriquer la ville avec ses habitants, d’impliquer les gens dans l’autoconstruction de leur lieu de vie. » Serge Glissant, lui, voit le 6B comme « un laboratoire, qui reflète la société dans un futur proche. C’est aussi un microcosme, un fabuleux lieu de rencontres qui dégage une énergie incroyable. » Quelles que soient leurs aspirations, tous les artistes rencontrés s’accordent à dire que le 6B leur permet d’exprimer une volonté commune : faire autrement.
Jean-Yves Bourgain