Jeannine est directrice d’une école primaire à Créteil et Emmanuelle, institutrice. Pour ces deux enseignantes militantes, qui rêvaient d’une école meilleure, la réalité du travail en ZEP est parfois bien rude.
« Ce qui est en train de se passer annule toute une vie où j’ai milité. Au moment où je pensais que j’avais le droit de me reposer, tout est arrivé à l’opposé de ce que je voulais ». Jeannine, 58 ans, est directrice de l’école Charles Bevin B, classée en zone d’éducation prioritaire (ZEP). Dans son bureau, un tableau orne le mur, jumelé d’étiquettes de couleurs, qui traduisent un suivi minutieux de chaque classe, de chaque élève. Le sol rouge-orangé éclaire la pièce. Quelques minutes plus tard, on tape à la porte : Mody, âgé de huit ans, est puni pour avoir agressé un camarade et crié en classe. Il doit rester dans le bureau de la directrice.
Cet incident est révélateur d’un problème quasi-quotidien de comportements, de non respect des règles de vie en société. L’un des objectifs, en ZEP, est de mener une course de vitesse pour contrecarrer les lois du quartier. Car les valeurs inculquées à l’école ne sont pas celles des quartiers. La directrice se tourne vers Mody est lui demande : « A ton avis, on gagne plus d’argent en travaillant à Carrefour ou en dealant ? » Le petit hésite, les yeux en l’air, puis répond « en travaillant à Carrefour » avec un sourire malicieux.
Cette fonction de transmission de valeurs à l’enfant, assumée normalement par l’entourage familial, est finalement exercée par l’école. Pendant la récréation, une jeune fille mangeait des bonbons, contournant ainsi intentionnellement le règlement qu’elle connaissait (pour avoir été déjà reprise) : Jeannine a dû lui réexpliquer pourquoi un tel règlement est mis en place. « On fait le travail des familles, mais sans elles on ne peut rien ». Toutes sortes d’initiatives sont ainsi mises en place pour amener les parents à s’impliquer davantage comme le projet d’un cahier pédagogique retraçant les méthodes pour faire un cartable ou pour apprendre… Une association, le « Charles Bevin club », s’est également créée au sein de l’école. Elle est gérée par les parents, qui contribuent à chercher des fonds supplémentaires pour les sorties prévues par l’école ou à organiser d’autres sorties en plus.
Au début de sa carrière, se rappelle Jeannine, on lui disait qu’un enseignant n’était là que pour enseigner. Aujourd’hui, selon elle, l’enfant qui arrive à l’école n’a plus le seuil suffisant de stabilité – sécurité affective et conditions de vie correctes notamment – sur lequel on puisse greffer le travail d’apprentissage. « Quand tu es en ZEP, tu ne fais pas que ton boulot, sinon ça explose ». Pour accomplir ce travail presque militant, il faut une cohérence des équipes pédagogiques. Or l’éducation subit aujourd’hui une politique de dénigrement systématique. Les parents sont encouragés à critiquer le travail des enseignants. « Dans chaque école, ils disent que l’éducation est nulle, sauf dans la leur bien sûr », indique Jeannine. Les constats positifs qui pourraient être faits au niveau de chaque quartier restent séparés. L’enfermement ne permet pas de faire un lien entre toutes les situations locales, donc de faire entendre une voix de contestation profonde.
Les statistiques sur les taux de réussite dans les écoles n’arrangent pas cette situation. Elles ne rendent pas les ZEP plus performantes, mais montrent constamment les problèmes qu’elles rencontrent. Cette malhonnêteté dans la présentation décuple la colère des enseignants, qui devient à force insupportable. Les élèves dont l’équipe pédagogique arrive à déceler vite les problèmes entrent en 6e avec un niveau correct. « Pour régler les problèmes, il faut du temps. Mais ce temps, on ne l’a pas. On travaille mille fois plus qu’ailleurs. Si je veux qu’ils s’asseyent, je dois le mériter, si je veux qu’ils m’écoutent aussi, il n’y a rien de gratuit ». La spécificité des ZEP peut se décrire par un cercle vertueux – ou vicieux ? : se trouver toujours dans des situations délicates, déblayer le terrain, remettre sur pied les enfants… jusqu’à ce que d’autres arrivent ! Les enseignants de ces zones dites « prioritaires » se sentent utilisés comme « des ouvriers sociaux sur le terrain », selon l’expression de Jeannine.
L’éducation nationale justifie des aides supplémentaires, tels les assistants d’éducation, pour palier à ces problèmes. Mais ceux-ci ne sont pas préparés à ce cadre, donc peu efficaces. En parallèle, les Réseaux d’aides spécialisés aux élèves en difficultés (Rased) sont en voie de disparition. Ces derniers s’occupaient de faire passer ce cap du statut d’enfant à celui d’élève pour les personnes en difficulté. Les projets individuels que coordonnaient les Rased sont aujourd’hui rajoutés aux tâches des professeurs des écoles. Dans ce contexte, la réduction des effectifs semble primordiale. « Ces pertes humaines – , entre autres, la suppression des Rased – sont des changements dont on ne parle pas dans les médias, estime la directrice. Nous sommes confrontés à des réformes ministérielles qui se contredisent constamment dans leur succession ».
Les moyens sont également l’un des sujets sensibles dans l’éducation, comme en témoigne Emmanuelle, 46 ans, enseignante d’une classe non francophone à l’école Charles Péguy : « Normalement, il faudrait mettre plus de moyens à ceux qui en ont moins pour pouvoir réduire les différences, là on ne peut pas le faire ». Les subventions diminuent, voire disparaissent, ce qui conduit à la baisse des intervenants tels que les aides éducateurs ou les psychologues, qui ont des secteurs trop vastes pour effectuer des suivis réguliers. Aujourd’hui, l’une des alternatives pour bénéficier d’une augmentation des moyens est d’accéder au titre de ZEP. « Nous ici, on aimerait bien demander à être ZEP, il faut donc se battre pour avoir ce statut ». Mais l’augmentation du nombre de ZEP donne une image négative de l’institution scolaire. Acquérir ce statut relève donc du parcours du combattant.
« Il faut arrêter de dire que tout est de la faute de l’école », s’exclame Jeannine. D’après elles, des gens autrefois motivés et qui mettaient l’enfant au centre ne rêvent plus que d’une chose : partir ! Ces personnes avaient la vocation et militaient pour un engagement dans la cité. Ce métier d’instituteur allait avec une vision de la société. « La moyenne d’âge dans nos manifestations est de 40 ans, les jeunes ne croient plus à la lutte. Pourquoi perdre une journée de travail à faire grève ? », confie encore Emmanuelle. L’école reste tout de même pour ces deux enseignantes un lieu de vie d’une immense richesse humain. Et des moments d’une intense humanité. Pour Jeannine, voir que tout s’écroule est insupportable : « Je vais me battre, je vais crever mais je vais me battre », lâche-t-elle, émue mais déterminée.