Au nord du Maroc, l’enclave espagnole, Sebta, est le dernier carrefour migratoire entre l’Afrique et l’Europe. Installé depuis plusieurs mois à Casablanca, notre reporter Jean-Yves nous livre son regard sur cette ville étrange…

Tout commence par une discussion dans la voiture de mon pote Zakaria qui nous emmène à Sebta. Sebta (Ceuta en espagnol), est une des deux enclaves ibériques au Nord du Maroc. C’est là que des milliers d’automobilistes amènent leur véhicule étranger pour pouvoir circuler six mois par an sur le territoire marocain. Comme mon pote Zakaria. Notre discussion commence sur la beauté des paysages qu’on voit défiler depuis qu’on a quitté Casablanca. Différentes teintes de vert, du plus foncé au plus clair. Des palmiers par ci, des arbustes par là. Des parcelles agricoles à perte de vue. Un bois là-bas, au fond. Ça fait vraiment du bien de sortir de la grosse ville, de souffler un peu, de voir du pays.

Juste après Tanger, sur la petite route de montagne qui mène à Sebta, la beauté du paysage revient nous gifler les yeux. La dure réalité aussi. La vue est magnifique, certes : on voit la mer au loin et ses flocons d’écume, la terre et ses couleurs vives, le port de Tanger Med et ses milliers de conteneurs… mais aussi ses murs électrifiés pour empêcher les migrants subsahariens de passer. Ces migrants, on les croise dans la montagne. Des hommes, plutôt jeunes. D’abord un groupe de cinq trentenaires qui font du stop tout en marchant, puis un autre de trois adolescents qui s’amusent à se courser. On voit à leurs vêtements qu’ils marchent depuis longtemps. Très longtemps.

Cette dure réalité apporte un bémol à l’éloge du voyage. Les voyages, la vie à l’étranger, l’élargissement des horizons, c’est vrai que c’est des expériences riches… pour les riches (comme nous) qui peuvent se le permettre, sur simple présentation du précieux sésame : le passeport européen. Et plus on se rapproche de la frontière, plus ce statut de privilégié nous rappelle son amère réalité. On sait bien que l’on passera la frontière sans problème, nous. On a le passeport de la bonne couleur…

Murs de prison ou cage dorée

À l’approche de la frontière, on croise des hommes qui vendent des papiers que l’on peut obtenir gratuitement 500 mètres plus loin : formulaires de sortie du territoire marocain, formulaires de renouvellement de la « carte verte » nécessaire pour les véhicules étrangers, etc. Leur principal argument de vente : on gagnera du temps en remplissant ces papiers dans la file de voitures. On se laisse convaincre pour quelques dirhams (quelques centimes d’euros), tout en se demandant si on n’aurait pas dû leur en donner un peu plus ou si au contraire on s’est fait arnaquer… Comme à chaque fois qu’on achète un truc sans prix fixe. L’éternelle question de l’immigré : faut-il raisonner en monnaie locale ou dans sa monnaie d’origine ?

En arrivant à la frontière du côté marocain, grosse confusion. On voit du monde partout, sans vraiment savoir qui est qui… Mon pote verrouille les portières en me disant qu’il a entendu plein d’histoires de vols de passeport, qu’il faut rester vigilants, on ne sait jamais… Après avoir passé l’étape des passeports, le douanier marocain compare six fois de suite le visage de ma femme à la photo sur son passeport. On prend ça sur le ton de la rigolade, en se disant qu’il ne doit pas voir tous les jours une Sénégalaise passer en règle dans une voiture immatriculée en France…

 

"Candidat qui ne doit son statut qu'au fait d'être né du bon ou du mauvais côté des barbelés..."
« Candidat qui ne doit son statut qu’au fait d’être né du bon ou du mauvais côté des barbelés… »

Dans le sas de passage entre les frontières marocaine et espagnole, l’atmosphère devient glauque. On s’arrête trente secondes et on regarde autour de nous : des barbelés, des grillages électriques, des passerelles à travers lesquelles on voit les Marocains autorisés à passer de l’autre côté pour la journée… On voit les conséquences concrètes des frontières mentales. Autour, c’est la même mer magnifique, les mêmes montagnes imposantes, la même terre sous nos pieds, mais les (mêmes) hommes se les disputent. Jusqu’à se diviser et se barricader. On sent le côté à la fois étouffant et absurde de la frontière : mur de prison ou cage dorée en fonction du candidat à la traversée. Candidat qui ne doit son statut qu’au fait d’être né du bon ou du mauvais côté des barbelés…

Une fois passée la frontière espagnole et ses douaniers moins regardants (le filtrage a déjà été fait), on sent tout de suite qu’on a changé de pays. De continent même : c’est toujours la même mer magnifique, toujours les mêmes montagnes et la même terre sous nos pieds mais quelque chose, en plus du drapeau espagnol qui flotte ici et là, nous fait sentir qu’on est dans un autre monde : est-ce que c’est la tête du feu rouge ? Les voitures garées en parfaite file indienne sur le bord de la route ? L’architecture des maisons ?

Faire ses courses en Espagne et rentrer au Maroc

On est samedi après-midi et tous les commerces sont fermés. Étrange impression de circuler dans une ville fantôme. Étrange mal-être aussi, sentiment d’être clandestins alors que tous nos papiers sont en règle. Et si on nous avait volé nos passeports à la frontière ? On aurait fait quoi ? Pour quelques bouts de papier, on aurait dû rester là-bas, de l’autre côté, à essayer de prouver qu’on est né du bon côté des barbelés ? Ca veut dire quoi « l’Espagne » ? « Le Maroc » ? C’est un bout de tissu agité par le vent ? Un type de voyant lumineux ? Une façon particulière d’entasser des briques ou de ranger des boîtes en fer fixées sur quatre bouts de caoutchouc ?

À Sebta, le seul lieu de vie le samedi après-midi, c’est le centre commercial. Il est plein. Plein d’étrangers de passage. Comme nous. Un Franco-Français (bientôt sénégalais inshAllah !), un Franco-Marocain et une Sénégalo-Sénégalaise (bientôt française inshAllah !). Mon pote nous dit que plein de Marocains viennent ici remplir le caddie tous les deux mois, parce que tout est beaucoup moins cher. C’est une zone franche.

Ici, les gérants sont plutôt espagnols. Les vendeurs, plutôt marocains. Et les gardiens de parking, plutôt ouest-africains. Les hommes naissent tous quelque part mais bizarrement, on retrouve souvent les mêmes têtes aux mêmes postes, quelles que soient les couleurs des bouts de tissus agités par le vent… Bizarrement, au retour, les douaniers espagnols ne contrôlent personne. Ils nous regardent à peine passer. Bizarrement, quand on voit un homme lancer des sacs blancs remplis d’on-ne-sait-quoi par-dessus les grillages du sas de passage entre les deux frontières, le policier marocain qui arrive tranquillement, une cigarette à la bouche, ferme les yeux… Bizarrement, dans l’autre sens cette fois-ci, personne ne regarde si le visage de ma femme correspond à sa photo…

Sebta…

Une zone franche, dites-vous ?

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